L'ÉQUIPE MAGAZINE, 15.10.1988

Comment Prost a négocié le virage du fric



Vous voulez que je vous parle d'argent? Ah, dangereux çà! Personnellement, je ne pense pas que ce soit un facteur qui émousse la volonté. Cela dépend de votre caractère, de votre mentalité. Vouloir décrocher un beau contrat pour la première fois c'est une sorte de motivation. L'argent motive plus qu'il ne démotive. Moi, je suis réputé pour être dur en affaires, parce que j'estime normal d'être rémunéré en fonction de ses résultats, de ses capacités. C'est aussi presque un jeu. Mais cela n'interfère jamais avec mon métier. J'ai connu des pilotes qui pensaient : "Il faut que je gagne ma vie donc il faut que j'agisse ainsi, etc…", et ce n'était pas bon car cela représentait une source de perturbation. Pourtant c'est vrai qu'il y a rarement équité dans la rémunération. Sur les trente et un pilotes au départ du Championnat du Monde cette année, je dirai qu'il y en a cinq ou six très bien payés, une dizaine bien payés et quinze mal voire très mal payés, qui payent pratiquement pour conduire. Ceux-là gagnent entre zéro et peut-être sept cent mille francs par an. Quand je dis zéro je parle des pilotes qui se débrouillent pour avoir des sponsors, qui gagnent de l'argent mais souvent le redépensent immédiatement ailleurs, dans des frais inévitables.

On me dit souvent que les gens trouvent déraisonnables les sommes investies dans le football, c'est parce qu'il ne s'agit pas d'investissements. Une écurie, par exemple, c'est une véritable entreprise. Si elle dépense vingt à trente millions de dollars par an, comme c'est le cas actuellement, et que ses directeurs ne veulent pas dépenser le dernier million pour avoir le meilleur pilote, c'est un mauvais investissement. Dans le foot, quand un club a déjà recruté une vingtaine de joueurs, cela devient peut-être déraisonnable.

Le parcours des pilotes n'est pas non plus le même. Moi, j'ai commencé à courir en 1976, à vingt et un ans. On peut dire que j'étais professionnel puisque je pouvais vivre de mes revenus de coureur automobile. Cette année-là, j'ai du gagner 40 000 francs, tous amortissements et dépenses sur la voiture déduits. Mais à côté je travaillais quand même avec mon père (il fabrique des meubles - NDLR) et je vivais chez mes parents.

Mes années 1977, 1978 et 1979 furent beaucoup plus dures car je n'ai rien gagné, j'ai même perdu de l'argent. En 1979, par exemple, Renault me fournissait un moteur F3 et le matériel, mais je n'étais pas payé. Même pas pour les déplacements, je gagnais des petites primes de victoire.

A la fin de la saison, j'ai quand même gagné une R30 que j'ai dû déclarer : les impôts m'en ont pris soixante pour cent de sa valeur. Elf me confiait un budget mais il ne couvrait que cinquante à soixante pour cent de mes dépenses totales. Il me fallait un peu plus de trois cent mille francs par an. Donc, j'ai cherché de l'argent, j'ai démarché, par courrier et aussi par relations. Il fallait que je me déplace de Saint-Chamond à Paris ou ailleurs, ce n'était pas évident. Mais il fallait se démerder car c'est le lot de tous les pilotes qui démarrent. Les gens doivent comprendre que pour être pilote tu en baves pendant dix ans et que ce n'est qu'après, pendant quatre ou cinq ans, que tu peux négocier ton contrat. C'est là qu'il faut en profiter, parce que c'est dur au début et que faire cracher un peu te paraît complètement logique. J'ai beau être chez McCormack, c'est moi qui décide de tout ce qui relève du financier. Quand je traite une affaire, le plaisir n'est pas de gagner quinze ou vingt pour cent de plus, parce qu'au fond çà ne change rien, le plaisir, c'est de négocier. Et de négocier au plus haut. Parce que rien n'est jamais acquis, rien n'est plus ennuyeux que d'être blasé. Je ne suis jamais satisfait de moi et ça choque parfois mais je suis ainsi. C'est une manière de vivre.

Article sent in by Christian Verdier



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