L'HUMANITÉ, 26.04.1993

Prost: "On ne devrait produire que du rêve, et rien d’autre"


De notre envoyé spécial à Imola.

Revenons un peu sur votre année sabbatique. Pourquoi ce choix? Vous n’aviez pas trouvé d’écurie?
Tout d’abord, ce n’était pas véritablement un choix. Il y a eu «l’affaire» Ferrari, puis l’épisode Ligier. Après ça, je n’avais pas vraiment d’opportunité pour aller dans une autre écurie, si ce n’est Benetton. Je ne pouvais pas faire des tests pour Ligier et les planter là pour piloter une Benetton, que, de toute manière, je n’avais jamais testée. Ce qui m’intéresse, c’est de construire quelque chose dans une équipe, pas conduire à tout prix. Je n’aurais pas pu gagner le championnat avec cette voiture, tout au plus quelques courses.

Cela n’a-t-il pas été trop difficile de revenir, après un an d’inactivité?
Si, c’est difficile, mais j’ai pu faire des essais chez Williams-Renault dès le mois d’octobre et j’ai beaucoup roulé durant l’hiver. Le plaisir n’est vraiment revenu que lorsque je me suis senti bien. C’est dur de s’y remettre, tant physiquement que mentalement. Dès que j’ai vu que je n’avais rien perdu, j’ai éprouvé du plaisir à piloter, c’était sympa.

Comment se déroule votre entraînement physique?
Je fais du sport tous les jours, mais ce n’est pas du tout une corvée. Je fais beaucoup de vélo en ce moment, un peu de golf, mais moins qu’avant, beaucoup de tennis, du ski. Je cours, mais je me concentre sur le vélo.

Et mentalement?
Il n’y a pas de secret, il faut être bien dans sa peau avant chaque Grand Prix, bien qu’ils soient tous très différents. Deux ou trois jours avant la course, je me repose, j’adopte une discipline de vie beaucoup plus stricte. Je me couche tôt, je suis un régime alimentaire, je ne fume ni ne boit, mais, dans ces jours-là, je fais encore plus attention.

Dans votre méthode de travail, vous êtes très méticuleux, certains disent même trop, qu’en est-il?
Je suis en effet méticuleux, pointilleux même. Je ne veux rien laisser au hasard. Je suis très anxieux, c’est là mon problème. Même lorsque j’ai adopté une option, après des heures de réglages et de briefing, et alors que j’aurais plutôt besoin de souffler, je ne suis jamais vraiment sûr de mon choix. Il faudrait que je sache me contenter plus souvent de ce que j’ai.

Quels sont vos rapports avec les techniciens, avec l’équipe en général?
J’ai toujours eu d’excellents rapports avec les techniciens. Ils aiment beaucoup travailler avec moi, et réciproquement. Je crois que je dialogue beaucoup plus avec eux que les autres pilotes. Dans l’équipe, tout se passe bien, en particulier avec Damon Hill. Bon, c’est vrai que nous avons vécu deux courses disons... un peu dramatiques, mais nous réglons cela entre nous.

Avez-vous toujours envie de créer votre propre écurie de F1?
Actuellement, je n’y pense pas, je me suis mis dans la peau du pilote. C’est indispensable, compte tenu de la pression que je subis en ce moment, je dois me concentrer sur mon travail. Je ne dis pas qu’un jour je ne tenterai pas de nouveau de mettre sur pied une équipe, mais cela me paraît de moins en moins probable.

Courir chez Williams, c’était un retour chez Renault, en quelque sorte. Comment avez-vous appréhendé cette situation?
Je n’ai eu aucune appréhension, je connais bien les aspects négatifs de la situation. On nous a mis dans une position de favoris, comme si les cartes étaient jouées d’avance. Mais la réalité est différente, même si j’espère bien qu’il en sera ainsi d’ici à la fin de saison. Cette situation a provoqué une pression supplémentaire. Pour nos détracteurs, il est facile d’attaquer, surtout après les deux courses de Sao Paulo et de Donington. On essaie de monter Alain Prost contre son équipe, c’est détestable. On est à la merci d’une petite minorité qui veut détruire pour le plaisir de détruire. Nos problèmes, c’est notre travail ; tout ce qu’il y a autour est artificiel.

Vous parlez beaucoup de vos détracteurs, vous êtes sensible aux critiques?
J’en ai eu ma dose depuis une dizaine d’années, je suis assez blindé. Mais j’en ai marre des critiques qui ne visent qu’à semer la zizanie.

Et votre réputation de râleur?
C’est une étiquette que l’on m’a collée sur le dos, je ne peux pas m’en défaire. Ces dernières années, d’autres pilotes - je ne veux pas citer de noms - se sont plaints dix fois plus que moi, avez-vous entendu qu’on les ait traités de râleurs? A peine ai-je ouvert la bouche pour parler de ma voiture, on dit que je cherche des excuses. Au contraire, je cherche à donner le maximum d’informations techniques. L’un des problèmes actuels de la F1, dans les médias, c’est l’énorme différence qui existe entre ce que peut percevoir le grand public et la réalité. Cela est dû au fait que la plupart des journalistes n’ont pas de connaissances techniques. C’est aux pilotes de donner des informations.

Vous avez vous-même été de l’autre côté de la barrière, comment avez-vous vécu votre saison de commentateur télé?
J’ai découvert certaines choses, par exemple la difficulté d’avoir des infos dans le paddock, des conditions pas toujours faciles. Le commentateur doit trouver un compromis entre le grand public et les connaisseurs. Je pouvais dire que tel pilote avait fait une erreur, mais je n’avais pas le droit de l’enterrer. On peut aussi être enthousiaste lorsqu’un concurrent fait un beau coup. Mon regret, c’est que, dans la presse, surtout à la télé, on passe d’un extrême à l’autre, on encense puis on démolit un pilote. La vérité est ailleurs.

Depuis vos débuts en F1, l’ambiance, l’atmosphère, la technique ont-elles beaucoup changé?
Techniquement, la F1 a évolué. Même si c’est parfois un peu fastidieux, les computers, les briefings, tout cela me plaît. Les pilotes ont dû s’adapter à l’arrivée de l’informatique. Nous sommes passés par différents passages, les turbos, les jupes, les boîtes de vitesses automatiques... J’estime que c’est une chance d’avoir connu tout cela. L’ambiance s’est dégradée au fil des années, peut-être un peu à cause de cela, mais aussi à cause de l’argent. On est là, dans des motorhomes, on est un peu coupés de l’extérieur, du public.

Votre rêve, c’est de remporter cinq titres de champion du monde?
C’est marrant, mais je n’y pense jamais, enfin presque. Alors qu’on a trois titres, on peut se dire, plus que deux, mais ce n’est pas réaliste. Je n’aime pas penser au passé, mais je mémorise bien les événements d’une course, même disputée il y a longtemps.

Vous n’avez pas en tête la course aux records?
Ah, j’aime bien les records, les statistiques, mais c’est après la course qu’on y pense.

Admirez vous des pilotes? Avez-vous une idole?
J’admire de nombreux pilotes, pas seulement en F1 d’ailleurs. Certains pour leur fair-play, d’autres pour leur combativité. Tout jeune, j’ai aimé Fangio, puis Stewart, Hill, Lauda, mais j’ai souvent une pensée pour Peterson. Depuis que je cours, je respecte tous mes adversaires.

Etes-vous satisfait de la sécurité en F1?
Elle s’est beaucoup améliorée ces dernières années, les voitures sont plus sûres, mais il faut se méfier, rester vigilant, on peut se croire dans une période sans danger, et puis les accidents arrivent. Ce qui est important, c’est de faire progresser les voitures et les circuits, simultanément. Il faudrait réduire la vitesse au freinage et en virage.

Il est question que les salaires des pilotes diminuent, et l’on parle d’instaurer un système de transferts, comme au football. Quel est votre point de vue?
Le salaire, c’est une question d’offres, on me propose telle somme, je ne vais pas refuser! La masse globale des salaires, comme d’ailleurs les budgets, va être revue à la baisse. Quant aux transferts, c’est inacceptable, même dans le foot d’ailleurs. En sport automobile, il y a une part de risque, ce n’est pas à quelqu’un d’autre de décider à notre place. Si on mettait en place ce système, ce serait pour que certains s’en mettent plein les poches tout en diminuant notre part. Aux équipes de s’entendre entre elles pour payer moins les pilotes, mais il s’en trouve toujours au moins une pour faire de la surenchère.

Le plateau se réduit actuellement, n’est-ce pas inquiétant pour l’avenir?
Cela ne me fait pas peur. Qu’il y ait 35 autos, ou 26 comme ici, ce n’est pas très important. Il vaut mieux moins de voitures, à condition qu’elles soient bien préparées, plutôt que d’avoir des équipes venues faire de la figuration. L’avenir de la F1 dépend de la situation économique et des règlements. Tant qu’il y aura des grands constructeurs, la F1 continuera. Ce sont eux qui attirent les sponsors et les médias, surtout la télé. Mais il faut que nous ayons un règlement stable et logique.

Qu’entendez-vous par logique?
La réglementation technique et sportive doit concilier les éléments indispensables à la bonne marche du sport automobile. A savoir: une part de spectacle, une part de technologie et une part de rêve. Pour obtenir un bon spectacle, il faut que les voitures soient plus proches les unes des autres, qu’elles soient moins difficiles à conduire, sans doute aussi moins performantes. Que l’on tourne en 1’26’’ ou en 1’24’’, le grand public ne fait pas la différence, surtout à la télévision. Il faudrait aussi rallonger les distances de freinage, donner moins d’appui aérodynamique, et l’on aurait ainsi de belles bagarres. Il est nécessaire de redonner à la F1 une ambiance moins dure, plus humaine. On ne voit plus les concurrents faire des tours d’honneur, des présentations avant la course. Il faut garder une part de technologie, mais en réduisant les coûts, afin que les écuries les plus riches ne soient pas toujours devant.

Que faites vous de votre argent?
J’essaie de bien le placer, en sachant que cela ne durera plus très longtemps. il y a beaucoup de gens qui vivent à nos crochets, mais cela fait partie du système. Nous sommes des privilégiés, il faut le reconnaître. De nombreux sportifs de haut niveau éprouvent les pires difficultés lorsqu’ils arrêtent la compétition.

La formule Indy est à la mode, il est question de rapprocher les courses américaines et la F1. Est-ce souhaitable?
A l’exception de Mansell, les pilotes européens qui courent là-bas sont ceux qui ne trouvent pas de volant en F1. Comparer la F1 et l’Indycar, c’est comme vouloir à tout prix comparer le foot et le rugby. La Formule Indy a l’attrait de la nouveauté, mais ce sera une passade. J’espère que le rapprochement ne se fera pas. Les discussions actuelles à ce sujet me laissent perplexe. Si on décide de disputer en F1 des courses sur piste ovale, il faudra construire des voitures spécifiques, car les F1 ne peuvent pas tourner sur ovale. Mais je pense que le bon sens l’emportera.

L’image d’un sportif de haut niveau vous convient-elle?
Non, c’est trop. Je veux dire que la médiatisation est excessive. J’ai trente-huit ans, cela fait vingt-deux ans que je cours. J’ai la chance de faire une carrière longue, mais pendant seize ans je n’ai pas gagné d’argent. On fait de nous des stars alors qu’on ne le mérite pas. On nous accorde trop d’importance. Il ne se passe pas un jour sans que je pense à cela. On occupe trop le devant de la scène, alors qu’il y a tant de choses qui se déroulent dans le monde. Tout cela est disproportionné. On ne devrait produire que du rêve, et rien d’autre.

PROPOS RECUEILLIS
PAR PIERRE MICHAUD



Back to interview-page!

To Prost-infopage!

To prostfan.com!

prostfan.com © by Oskar Schuler, Switzerland