L'ÉQUIPE, 09.01.1990

ALAIN PROST: "Être pilote à cent pour cent"


Le triple champion du monde ne veut plus se disperser et il entend se consacrer exclusivement à sa mission de pilote. Pour remporter son quatrième titre et replacer Ferrari au sommet. Champion du monde de F1 pour la troisième fois cette saison, détenteur de plusieurs records dont celui des victoires en Grand Prix (39), Alain Prost est, quelque part, définitivement entré dans la légende du sport automobile. Et pourtant, il avoue ne jamais penser aux cinq titres du grand Fangio. Aujourd'hui, sa motivation, il la trouve dans un nouveau défi: aider la Scuderia Ferrari à redevenir championne du monde. Et au-delà de la passion pour la technique, qui le pousse à continuer après dix ans au plus haut niveau, il dit retrouver, dans la perspective qui s'offre à lui, le goût un peu perdu du pilotage. L'usure d'un mariage trop long avec McLaren peut-être. Mais il n'avait pas attendu cette dernière saison pour envisager de mettre un terme à sa carrière, fin 1989. Simplement, au moment de la décision: "Je me suis aperçu que je n'en avais pas envie. La seule chose capable de m'arrêter, ce sont les risques." Prost repart donc en 1990 pour battre McLaren. Et Williams-Renault aussi. Avec des atouts qu'il juge importants. Quant à sa propre écurie, le sujet n'est plus d'actualité, mais il n'est pas enterré pour autant.


LA PROCHAINE SAISON
"La compétition va se resserrer"

Alain Prost chez Ferrari en 1990, cela entraîne quels projets, précisément?
Ma priorité sera d'aider Ferrari à devenir champion du monde. C'est une mission. Dépendant d'elle, j'espère devenir moi-même champion du monde une quatrième fois. Voilà. Il n'y a pas d'équivoque.

Tu as d'autres activités professionnelles: l'organisation du Grand Prix de Pau...
Oui. Ce sera son cinquantième anniversaire. On va essayer de faire quelque chose d'important.

Autre chose?
Non. Je n'ai pas envie. Les deux dernières saisons ont été très difficiles. La dernière surtout. Indépendamment de la difficulté de la saison elle-même, j'ai fait beaucoup de projets. Le principal fut de monter une équipe de F1. Il était pratiquement ficelé. Ça m'a pris du temps. Je n'ai plus envie de penser à ça pour l'instant. Je préfère me concentrer sur la saison 1990. Être un pilote à part entière. Quand je ne ferai pas d'essais, entre les courses, j'ai envie de me reposer. En 1988 et 1989, j'ai trop travaillé.

Depuis quand ne t'étais-tu pas consacré à cent pour cent au pilotage?
Ça a commencé vers 1985, et ça s'est amplifié jusqu'en 1987. Je pensais à l'après-1989. Il vaut mieux se concentrer sur une chose. Le long terme, j'y viendrai après. Même si je dois perdre un an. Peu importe.

Depuis plusieurs années tu envisageais donc de cesser ta collaboration avec McLaren à fin 1989?
Je savais qu'il y aurait forcément un tournant. Je ne me voyais pas renouveler un contrat après six ans. J'envisageais l'usure des années. Fin 87 je me disais: j'arrêterai vraisemblablement de courir fin 89. Mais je me suis aperçu que j'en ai encore envie.

Le fait que ton projet d'écurie se soit écroulé a-t-il changé ta façon de voir?
Le projet ne s'est pas écroulé. Je n'ai pas pris la décision finale de le lancer. Mais il reste possible. Avec les mêmes partenaires? Je ne peux pas le dire. J'y penserai plus tard.

Pour en revenir à 1990, peux-tu faire un tour d'horizon de tes adversaires principaux?
La compétition va se resserrer. En tête, il faut encore mettre McLaren. Surtout grâce à leur moteur. Tout de suite derrière je mettrai Ferrari, avec Williams. Et un peu derrière encore, Benetton. Le titre se jouera entre ces quatre équipes.

Même Benetton? Grâce au renfort de l'ingénieur Barnard? Bien qu'ils aient a se battre avec un moteur V8 contre des V10 et des V12?
En ce qui concerne Barnard, il est trop tôt. Sa présence chez Benetton se fera sentir plus tard. Quant au V8, il est encore possible de faire de bonnes choses avec lui, tant que les V12 en seront à l'orée de leur évolution.

Ne serait-ce pas un risque pour McLaren de passer, comme on le dit, du V10 au V12 Honda en cours de saison?
Je ne vois aucune possibilité pour une équipe, fût-elle la meilleure, de mettre au point un nouveau moteur, entraînant obligatoirement un châssis modifié, en milieu de saison et de repartir sur les mêmes bases. La solution sage est de développer un V12 indépendamment des courses, et pour celles-ci de rester fidèle à une conception donnée.

L'ingénieur Steve Nichols étant parti chez Ferrari, McLaren y perdra-t-il des plumes?
C'est le lot de toute équipe, en fin d'année, de perdre des éléments et d'en récupérer d'autres. L'avantage de McLaren est d'avoir des techniciens de valeur travaillant en groupe. Avec des responsables pour tel ou tel projet. Le fait que l'un d'entre eux soit parti, je ne pense pas que ça déséquilibrera...

Nichols occupait quand même une position éminente. Il avait été le responsable de la MP 4/4 de 1888. Avec l'apparition de la MP 4/5, dont il n'était pas directement responsable, on a noté un recul de l'efficacité du châssis McLaren.
Peut-être. Mais quand quelqu'un part d'une équipe, on n'en subit jamais les effets immédiats. C'est toujours dans un second temps. Or, McLaren est très fort pour réagir techniquement.

Les responsabilités du pilote leader, Senna, en seront-elles augmentées? Sa charge de travail plus importante?
Je ne sais pas. Ça dépendra de la façon dont l'équipe sera organisée par rapport à ce qu'elle était dans le passé. Les deux mois de vacances que Senna veut prendre pendant l'hiver auront une incidence sur tout ça.


LE RÔLE DU PILOT
"Je ne pense jamais au record de Fangio"

Un pilote participe-t-il à l'orientation technique de son équipe?
J'ai toujours beaucoup participé à l'évolution des voitures, pas à leur élaboration. La F1 à laquelle j'ai le plus participé avant qu'elle naisse est la McLaren de 1988. On a eu beaucoup de réunions techniques fin 1987 avec Steve Nichols et Gordon Murray. Je pense que ça a été la meilleure McLaren. Avec la MP 4/2 de 1984.

Et chez Renault?
Chez Renault, il était très difficile de se faire entendre. Il y avait toujours un doute sur la parole du pilote. Beaucoup de choix techniques étaient dictés par d'autres impératifs: commercial, politique. Le pilote avait beaucoup de problèmes pour faire évoluer les choses. Alors que dans les équipes anglo-saxonnes – et je vois même ça chez Ferrari à l'heure actuelle, alors que je pensais que c'était un peu plus près de l'esprit Renault – le pilote est beaucoup plus écouté. Les temps ont peut-être changé.

Le Prost de 1982 ou 1983 pesait moins lourd que celui d'aujourd'hui...
C'est vrai. L'expérience s'acquiert en fonction de la confiance que les techniciens te donnent. Pour cela, il faut que le pilote ait parfois l'humilité de dire à son ingénieur: "Je me suis trompé, c'est toi qui avais raison." Tout le monde travaille dans le même sens pour faire 'évoluer les choses. Il y a une direction générale, celle du programme technique. Après quoi elle est toujours influencée par un homme. Ça peut être l'ingénieur dirigeant le travail sur la piste. Ça peut être le pilote. Ça fait une bonne période que c'est moi. Chez McLaren comme chez Ferrari.

Un éventuel affaiblissement technique de McLaren pourrait-il être compensé par la virtuosité de Senna et de Berger?
C'est toujours possible jusqu'à un certain point. Il faut quand même un certain niveau de compétence technique de l'équipe. Si la voiture est moins bien, le pilote peut compenser un peu. En qualif surtout, grâce aux pneus spéciaux masquant les défauts du châssis. Dans ce cas, le pilote, surtout Senna, peut compenser. En course, c'est plus difficile.

A l'inverse, chez Ferrari, Mansell peut-il bénéficier de ton apport?
Automatiquement. C'est la loi. Il ne faut pas s'en formaliser. Dans notre cas, je dois me dire que Mansell est rapide, que je peux m'étalonner sur lui, qu'il y a échange. A partir du moment où les tâches sont partagées, il n'y a pas de problème. En gros, il faut que les deux pilotes' fassent le' même kilométrage d'essais pour que la fatigue soit répartie équitablement. Pour moi, ça n'était plus le cas depuis deux ans.

Un quatrième titre mondial t'inciterait-il à viser le record de Fangio, cinq fois champion?
Ce sont des choses auxquelles je ne pense absolument jamais. Un quatrième titre aurait un prix tout particulier à mes yeux, non pas parce qu'il me placerait à portée d'un record, mais parce qu'il serait acquis sur Ferrari. Cela lui donnerait une valeur exceptionnelle. J'ai l'impression qu'il vaudrait à lui seul les trois premiers réunis!

A cause du nom de Ferrari? Ou bien parce que Ferrari n'a plus été champion depuis 1879, et que tu te sentirais responsable de son retour au sommet?
C'est un ensemble. Y compris le fait qu'avec quatre titres je serais démarqué des autres champions du monde derrière Fangio. Mais penser aux cinq titres, jamais. Je peux seulement imaginer que si j'étais en bagarre pour un cinquième titre, un jour, alors peut-être penserais-je au record de Fangio. Et encore, en fin de saison, quand l'échéance serait proche, visible, palpable. Mais en ce moment, vraiment, non. Ça ne serait pas réaliste d'avoir un objectif comme celui-là.

Que penses-tu des parallèles qu'on est amené parfois à faire entre Fangio, Clark, Stewart, Lauda et toi, compte tenu des époques qui vous séparent?
Le seul parallèle possible entre nous est qu'on a tous tenu un volant entre nos mains. Et que, à une époque donnée, chacun a été le meilleur par rapport aux pilotes de sa génération.

Crois-tu que les qualités physiques, pour les F1moteur avant de l'époque Fangio et les F1 d'aujourd'hui, sont différentes?
J'ai un grand respect pour la génération de Fangio, qui a conduit des voitures plus dangereuses qu'aujourd'hui. Je ne sais pas si j'aurais pu conduire une monoplace à moteur avant sans ceinture de sécurité. A cette époque, c'était comme ça. Chacun s'adapte aux circonstances. La seule chose sûre, c'est qu'aujourd'hui Fangio ne pourrait pas commencer sa carrière en F1 à quarante ans. Ne serait-ce qu'à cause de ce point-là, toute comparaison entre les deux époques devient impossible. Elles sont tellement différentes. Elle doit être déjà plus facile entre les pilotes d'aujourd'hui et Clark. Et encore plus avec l'époque de Stewart. Je serais personnellement plus intéressé de conduire une F1 de l'époque de Stewart que de Fangio.

L'éloignement entre Stewart et Prost est pourtant plus important qu'entre Fangio et Stewart.
C'est une époque que j'ai suivie. J'ai le souvenir des photos de course où Stewart, Rindt, Brabham, Amon étaient complètement en travers dans des courbes. En glissade. Ça me laissait complètement rêveur. De nos jours, ça ne se voit plus. Quand on est en travers comme ça, c'est qu'on a fait une grosse faute. Qu'on est en perdition. Aujourd'hui, Ies vitesses en virage sont cinquante pour cent supérieures. Alors comment effectuer des comparaisons entre la finesse de pilotage qu'il fallait à cette époque, la force qu'un tel contrôle des F1 réclamait et le pilotage d'aujourd'hui?

Où ta motivation se régénère-t-elle? Qu'est-ce qui te pousse à continuer?
D'abord la passion de la technique. J'ai conduit des F1 avec jupes, des F1 turbo. Là, chez Ferrari, nous utilisons une boite de vitesses semi-automatique. J'ai envie de connaître toutes ces choses-là. Quand une nouvelle option technique arrive, elle m'intrigue. J'ai envie de découvrir des choses que je ne connais pas. Ça fait partie du palmarès, autant que les victoires ou les titres. Au tout début, j'étais fasciné par certains noms, comme Ferrari. Et puis j'ai changé. Ma philosophie tournait autour d'un principe simple: la plus belle F1 était celle qui gagne. Aujourd'hui, il y a comme un retour en arrière. Le fait d'être chez Ferrari me touche. La seule chose capable de m'arrêter, ce sont les risques. J'imagine qu'un jour je pourrais être fatigué de les affronter. Ou de l'ambiance parfois pesante des Grands Prix. Mais il faudrait vraiment que j'arrive à un point de saturation pour raccrocher complètement.


L'ÉVOLUTION DE LA F1
"Il faut allonger les zones de freinage"

Comment juges-tu l'évolution de la F1 depuis que tu y es?
Très positive sur tous les plans: en technologie, en sécurité, en médiatisation. Il y a une trentaine de demandes d'organisation de Grands Prix par an, un milliard de téléspectateurs ou pas loin, une dizaine de grands constructeurs impliqués en F1 directement ou indirectement par le truchement des Sport-Protos (qui feront prochainement appel aux mêmes moteurs). En technologie, la F1 permet de dépasser des limites. Des ingénieurs compétents m'avaient affirmé qu'avec les moteurs atmosphériques on plafonnerait à 630-640 chevaux. On en est déjà à 700. Ça me rappelle ceux qui disaient qu'un moteur 1'500 turbo ne rivaliserait jamais avec des moteurs 3'000 atmosphériques de 550 chevaux. Renault a fini par tirer 1'450 chevaux d'un moteur turbo de F1.

La suppression des wing-cars et des turbos est-elle allée dans le sens d'une meilleure sécurité?
En ce qui concerne la suppression des jupes, A cent pour cent oui. Les F1 seraient devenues impossibles à conduire. En ce qui concerne la suppression des turbos, il y avait d'autres raisons que la sécurité.

Pourrait-on aller plus loin?
Le règlement des moteurs est assez équilibré. L'idéal serait de réduire la vitesse en virage et d'allonger les zones de freinage pour des raisons de sécurité et de spectacle. Quand, à 300 km/h, on freine de 70 à 80 mètres d'un virage qui passe en deuxième, ça , pose des problèmes de dépassement aigus. Autre conséquence de l'adhérence importante des F1: la différence de revêtement, imperceptible parfois, entre la trajectoire balayée et les autres portions de piste, est sensible pour les F1. Ça pose un problème pour dépasser. Avec des zones de freinage allongées à 110 ou 120 mètres, ça ne serait plus le cas. Sécurité et spectacle y gagneraient. Il faudra donc y venir.

Par quels moyens?
Il faudrait étudier la diminution de la largeur des pneus, mais je n'y suis à priori pas très favorable. Réduire les ailerons? II y a peut-être un peu à gagner, mais il ne faut pas aller trop loin. En revanche, diminuer la voie (l'écartement entre les roues) accentuerait la difficulté des problèmes aérodynamiques. L'écoulement de l'air serait perturbé. Les F 1 perdraient de l'appui. Elles iraient moins vite en ligne droite et surtout en virage.

Dans des cas comme le GP d'Australie, perturbé par les éléments, quel est ton opinion sur la dualité sport-commerce de la F1?
Si on privilégie le sport, le commercial retrouvera immanquablement son bénéfice. Plus que si on discrédite le sport en faisant n'importe quoi pour des nécessités immédiates de recette. Les grands constructeurs, les grands sponsors ne suivraient pas n'importe quoi. L'équilibre est très fragile à maintenir. On peut très bien imaginer qu'en Australie les accidents en ligne droite de Senna ou de Piquet aient provoqué l'envol d'une F 1 dans le public. Là, le sport serait bafoué. Commercialement l'échec serait inéluctable. La priorité doit aller au sport. Pour garantir le reste.

II y a le problème des retransmissions télévisées, des satellites.
C'est là où l'on peut voir si la F1 veut rester un sport ou devenir un show. Dans le dernier cas, ça n'est pas viable, car pas crédible. Le jour où il y aura un gros accident, on risque une cassure complète.

Faut-il une troisième force entre la FISA et la FOCA, une association des pilotes entre Balestre et Ecclestone?
Si on n'arrive pas à obtenir des règlements évitant ce genre de risques, une solution pour y parvenir est de passer par un mouvement de pression des pilotes. Je ne suis pas d'accord pour donner aux pilotes un pouvoir quelconque dans la gestion de la F1. Donner des idées sur la sécurité, c'est autre chose. Nous conduisons les voitures... Même les anciens pilotes devenus managers ne peuvent pas être au fait de ces problèmes. II n'y a pas assez de dialogue entre les pilotes et les autres instances du sport automobile. Grève est .un mot à bannir de la F1. Il faut que tout se passe sans conflit. Quitte à ce que parfois le sport lâche du lest, ou le commercial, ou les pilotes.

L'instauration d'un système de cartons jaune et rouge dans des cas comme les accrochages Senna-Mansell ou Prost-Senna, est-elle envisageable?
Ça me paraît très difficile de porter un jugement valable du bord de la piste. Même si les juges étaient d'anciens pilotes. Je suis sûr que dans le cas Senna-Mansell il y aurait des anciens pilotes pour donner cent pour cent tort à Senna. D'autres à Mansell. Ou pour juger que c'est 50-50, ou 60-40... Dans ce cas, comment, faire?

Ta famille va s'augmenter d'un élément en 1990. Cela aura-t-il des conséquences directes sur la suite de ta carrière?
(Alain sourit.) Non. Pas plus que pour Nicolas, qui est né en 198l.

L'option que tu as avec Ferrari pour 1991 laisse planer une incertitude sur ta présence cette année-là. Cela signifie-t-il en tout cas qu'en 1992 tu ne courras plus?
Non. 1991, 1992, pour moi c'est pareil. Mon objectif actuel, c'est 1990. Me concentrer sur cette saison-là. Faire le maximum. Je peux m'arrêter après-elle. Je ne sais pas.

Il n'est pas exclu que, fin 1991, tu aies encore envie de courir?
Ce n'est pas exclu!

Entretien Johnny RIVES


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