SPORT-AUTO, 01.10.1994

Un an après l'annonce de sa retraite, Alain Prost reçoit Sport-Auto dans
son bureau, au septième étage de l'immeuble directorial de Renault.


Propos recueillis par Renaud de Laborderie et Jean-Louis Moncet.

En vous retournant aujourd'hui, à froid, sur le Prost pilote, quel homme voyez-vous?
Je découvre un homme manifestement très différent de ce que je suis devenu aujourd'hui. A l'exemple, me semble-t-il, des sportifs de haut niveau. En pleine activité, un coureur bénéficie d'une notoriété et évolue dans un système compétitif et dangereux. En plus, la Formule l touche tout le monde et fait rêver beaucoup de gens, sous des aspects différents. Certains suivent les courses sous un angle macabre en quête d'accrochages ou d'accidents. Certains donnent au pilote la dimension d'un mythe ou d'un personnage surnaturel. J'étais obligé de tenir compte de tout ça. En m'arrêtant, je suis redevenu normal, j'ai maintenant les pieds sur la terre et je me suis réimprégné des vraies valeurs. Sinon, on reste dans les nuages de sa jeunesse...

Vous seriez-vous glissé dans une deuxième peau?
Pas du tout. Sur ce plan là, je n'ai pas changé.

Vous avez stoppé en pleine gloire, nourrissez-vous des regrets?
Absolument pas. D'abord, j'ignore ce que peut signifier "avoir des regrets". Par contre, souvent, par dérision, je me suis demandé, après coup, ce qu'aurait pu être ma carrière si j'avais pris telle décision ou fait tel choix. J'étais poussé par ma curiosité sur moi-même. Mais je n'ai jamais eu aucune sorte de regrets, surtout à propos de ma retraite...

Cette fin de carrière que vous avez choisie ne vous a-t-elle pas laissé certaines insatisfactions?
Vous touchez là un point sensible de mon caractère. Paradoxalement, moi qui ne regrette rien, je ne suis jamais content de moi. Je suis un perfectionniste-né. Dans n'importe quel domaine que ce soit, je cherche toujours le mieux. Selon moi, il existe une différence fondamentale entre le vrai perfectionniste et l'insatisfait de nature. Le perfectionniste se rend toujours compte, à un point ou un autre, de ses propres limites. Pour ma part, avec tout ce que j'ai globalement accompli, je n'ai aucun droit à m'estimer insatisfait. Il ne se passe pas un jour où je ne remercie le ciel d'être ce que je suis, J'ai réellement tourné la page. Aujourd'hui, je ne pense que très peu à mon passé et, en l'espace d'un an, j'ai même oublié des souvenirs qui, durant ma période active, faisaient partie intégrante de moi-même. Plus ça va, plus tout cela commence à s'estomper de ma mémoire...

Quand vous remerciez le ciel, songez-vous encore à la course?
Je n'évoque la course que pour tout ce qu'elle m'a donné de facilités dans la vie. Pas du tout pour les sensations que j'y ai éprouvées et qui ne me manquent plus. Je suis reconnaissant au ciel d'avoir évité les accidents qui assombrissent tant de carrières...

Vos valeurs personnelles d'homme ont-elles évolué ces derniers mois?
Oui, mais surtout à propos de choses simples. Maintenant, je profite des heures qui s'écoulent, j'apprécie d'avoir des zones de temps libre, je ne traîne plus le stress de la performance en essais ou en course, etc. Soulagée de tout cela, mon existence a perdu une part de piment mais elle a beaucoup gagné en sécurité et en bien-être.

Est-ce que les autres vous voient comme vous avez envie qu'ils vous considèrent, c'est-à-dire comme un homme et plus uniquement comme un sportif à l'état pur?
De plus en plus. Les sollicitations d'antan sous un aspect strictement mercantile, ça marche de moins en moins avec moi. Ce que je devais faire, délibérément, à vocation lucrative, pendant ma carrière, j'y ai renoncé: personne ne profite de moi.

Existe-t-il un grand projet auquel vous aimeriez donner votre nom en vous investissant à fond?
Je m'expliquerais autrement. Je ne suis pas spécialement fixé sur un grand projet précis qui porterait mon nom. Par contre, il existe au fond de moi la volonté de donner, un jour, mon nom à un projet. Contrairement à ce que l'on peut penser. Je ne suis pas franchement obnubilé par la Formule l. Si ce n'est qu'elle représente le milieu que je connais le mieux et que, par facilité, je pourrais m'y consacrer. Ce serait peut-être dommage de ne pas s'y employer.

Vous rencontrez beaucoup d'autres sportifs maintenant, qu'en retirez-vous?
Je considère le sport d'un regard différent. Selon les disciplines d'origine des uns et des autres, je me pose beaucoup de questions sur le sport de haut niveau. En règle générale, il n'y a, aujourd'hui, que très peu de sports qui permettent à des compétiteurs d'assurer leur avenir au-delà de leur activité. Pour beaucoup d'anciens sportifs, rien n'est facile. Je m'interroge intensément sur la manière d'amener des jeunes au sport et, en les ayant sortis de leur milieu d'origine, de leur apporter une reconversion réussie, une fois qu'ils ont pris leur retraite.

Retrouvez-vous, dans vos contacts quotidiens, la considération que l'on accordait, par principe, au champion?
J'en reçois beaucoup plus. La majorité de ceux que je rencontre m'accueillent chaleureusement et m'appellent familièrement par mon prénom.

Comment s'est réalisée votre approche de l'industrie automobile chez Renault?
Aimer la compétition automobile, c'est également aimer l'auto. De là à connaître l'industrie... Entre la Formule l et le produit, il y a un monde d'écart. Mes premières réunions de travail chez Renault furent consacrées à la découverte du produit. Premier constat: en Formule l, on vit dans un milieu d'exception, où chacun travaille sans contrainte, en totale liberté et en ne connaissant que les limites fixées par les échéances de la course. Dans le produit, par contre, c'est l'opposé. Les hommes qui y travaillent sont brillants mais ils sont tenus par une masse d'obligations multiples et le souci de respecter un cahier des charges. Il y a néanmoins des points de convergence dans l'approche intellectuelle du produit et de la course.

Qu'avez-vous appris?
J'ai pu saisir l'élaboration d'un modèle, son cheminement du point zéro jusqu'à la finition, ce qui demande environ quatre ans. Je me suis intéressé aux questions de sécurité, aux crash tests, etc.

Dans la construction d'une voiture, quelle phase vous captive le plus, a priori?
Ce qui me captiverait, ce serait d'amorcer un modèle à son origine. Mais il ne faut pas croire que, comme ça, je peux concevoir un engin fantastique. Je me suis aperçu qu'un projet de véhicule est une entreprise énorme. Pour les avoir vus à l'œuvre, j'ai encore plus de respect qu'auparavant pour tous ceux qui se consacrent au produit, sous toutes ses formes. En FI, les gens se croient les plus forts. Ce qui doit être vrai puisque c'est le top de la compétition. Mais dans le produit, il y a énormément de créateurs qui s'expriment d'une manière beaucoup moins médiatique...

Avez-vous éprouvé des curiosités nouvelles dans les bureaux d'études ou les ateliers?
J'ai surtout été très impressionné par tout ce qui entoure le processus de fabrication d'un modèle. A mes yeux, la communication pour le public sur tout ce qui est fait en matière de sécurité ou de confort, par exemple, devrait être intensifiée.

Définissez-nous les critères de perfection d'une voiture de série!
La perfection en matière d'automobile n'existe pas. Pas encore, du moins. C'est d'ailleurs une notion relative. Personnellement, j'ai tendance à penser que l'on construit trop de petits modèles. Ce qui ne va pas, au plan de la sécurité et du confort, dans le bons sens. Si nous roulions tous dans des petites voitures, la circulation serait vraisemblablement fluide. Mais comme les petites voitures roulent sur les mêmes routes et dans les mêmes rues que les grosses, c'est là que commencent les difficultés.

Alors, avez-vous une voiture idéale?
Pour moi, c'est une voiture de gamme moyenne, pas trop grande, confortable, silencieuse, - j'ai horreur du bruit au volant -, et si possible disposant d'une très bonne sécurité. La Laguna répond à mes vœux: c'est un excellent compromis.

Est-ce l'image de la voiture de l'an 2000?
Ce n'est pas sûr du tout. Je viens de donner une opinion ponctuelle d'usager. Mais chez tous les constructeurs des spécialistes analysent la production de la concurrence et en tirent des enseignements de base ou, parfois, s'inspirent d'une mode passagère. Si un modèle apparaît qui sort de l'ordinaire et qui plaît, il faut intégrer cette donnée sans tarder. Ces facteurs externes sont essentiels.

Est-il envisageable de voir un jour dans le réseau Renault une Clio-Prost, par exemple?
Pour le moment, il n'est pas question de donner mon nom à un modèle ou à une série spéciale. Mais ça peut venir du jour au lendemain. Cela dit, si mon nom apparaît sur une voiture, c'est parce que j'aurai beaucoup contribué à sa conception et à sa fabrication. Je ne veux pas être un simple label...

Parlons maintenant de votre nouvelle vie depuis un an. Comment vous êtes-vous organisé?
Je voyage toujours. Sans doute pas autant qu'à l'époque où j'étais pilote de F1, mais par exemple j'effectue un certain nombre de déplacements pour le compte de Renault: je dois aller à Hongkong, à Tokyo deux fois. J'essaie de passer deux jours par semaine à Paris en moyenne, ensuite de consacrer un peu plus de temps à mes enfants et à peu près autant de temps au sport. Il est vrai que dans ce dernier cas j'ai ralenti, car j'avais mal à un genou, mais je vais reprendre la cadence. Je pratique aussi des sports que je n'aurais pas abordés auparavant. Par exemple, la moto d'enduro. L'hiver, ski et surf. J'ai arrêté un peu le golf.

Est-ce que Renault va requérir votre participation dans de grosses opérations comme le Salon de l'Automobile par exemple?
Ce n'est pas impossible.

Dans ce genre d'opérations, il y a beaucoup de monde. Or, on connaît justement votre propension à vouloir éviter les foules...
Ce n'est pas une question de foule. Moi, je n'ai envie de faire que des choses qui sont utiles. Je ne veux pas être là pour parader ou faire beau dans le décor. Je veux faire des choses qui valorisent.

Une ou deux réflexions sur la Formule 1? Le dernier Grand Prix par exemple?
1994 est une année complexe. Donc, tous les Grands Prix sont complexes. Pour ce qui concerne Monza, j'aurais tendance à dire qu'un Grand Prix sans Schumacher, ce n'est pas tout à fait pareil, que j'ai de la peine pour Jean. Il mériterait... Oh, d'ailleurs ce n'est même plus une question de mérite. Dans la position de Jean maintenant, il a besoin de gagner pour arriver à se libérer. Parce que, avec lui, on ne sait jamais... Il est capable de tout. Enfin, en ce qui concerne la victoire de Damon, bien sûr, on va dire "oui, Schumacher n 'était pas là, etc., etc.", mais, après tout, l'absence de Schumacher n'est pas du ressort de Williams et de Renault! Eux, ils font leur métier en tout cas! Sur le plan technique, ça ne se passe pas trop mal, on sait qu'ils ont une voiture difficile. J'aimerais, sur le plan sportif, qu'il y ait une belle fin de Championnat. Mais, pour la morale sportive, ce serait bien que Schumacher soit Champion du monde. Même, si Williams et Renault sont Champions du monde des constructeurs de Formule l. Et ils ne l'auraient pas volé non plus.

Est-ce que les hommes de Williams et Renault, que vous fréquentez souvent, arrivent à surmonter "l'après-Senna"?
La perte est irréparable, nous le savons tous. Mais nous savons aussi que le temps passe et fait oublier les douleurs les plus vives. C'est vrai que ça fait encore mal. Mais, dans le monde de la course, on ne peut pas toujours penser à des événements comme celui-là: ils s'estompent...En revanche, personne n'oublie vraiment. On n'en parle pas, mais on y pense.

On parle de Senna, on pense à votre dernière rencontre sportive qui était le Master de karting. Avez-vous donné votre accord pour participer à Bercy cette année?
J'ai donné mon accord de principe, mais ça n'est pas encore totalement signé.

Comment concevez-vous la qualité de la vie désormais?
C'est simple: ne pas avoir un agenda avec toutes les cases des deux prochains mois remplies.

Quel est pour vous le bon exemple de la reconversion?
Faire ce que l'on a envie de faire. Les reconversions de sportifs sont difficiles, on peut le constater tous les jours.

Vous avez financièrement les moyens de bien vivre?
Tout cela dépend de ce que vous appelez bien vivre. Mais, oui, j'ai les moyens de bien vivre.

Vous vous écartez du monde, des gens, de la célébrité, comme c'est votre caractère, n'est-ce pas?
Oui... Oui, c'est vrai, mais je préfère cela. Et puis, ça se fait naturellement.



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