AUTO HEBDO, 18.07.1985

INTERVIEW - LES YEUX DANS LES YEUX AVEC ALAIN PROST
"Mes quatre vérités"



Il est formidable, parce qu'il gagne beaucoup de courses, et parce qu'il accepte toutes les questions. Alain Prost nous a parlé de tout et de tous: les victoires, Lauda, Senna, l'argent. Et le titre de champion du Monde. Le remportera-t-il?

_____________ Par Eric BHAT. _____________


Te souviens-tu qu'un jour, tu n'avais pas le moral, tu disais: la F1, quand on n'y est pas, on rêve d'y accéder, ça paraît super. Et quand on y est arrivé, ce n'est pas super du tout, c'est de la poudre aux yeux. Que reste-t-il aujourd'hui de ces réflexions? La F1, paradis ou enfer?
Je m'en rappelle très, très bien. Mais je n'ai pas dit ça...

Si, si. C'était après le Grand Prix de France 82.
Ça prouve que tu as déformé mes propos! De toute façon, il n'y avait rien d'anormal dans mes propos: je disais cela après une période difficile. En fait, je disais la vérité. Pour les jeunes pilotes qui rêvent de courir les Grands Prix, la Formule 1 ressemble à un paradis. Mais une fois qu'on y est, depuis plusieurs années qui plus est, c'est beaucoup plus un métier qu'autre chose. A certains moments, quand tout va bien, quand on gagne des courses, tout paraît plus simple, la vie est belle. Mais quand on ne gagne pas, la F1 est beaucoup plus difficile à vivre. Il faut remonter le moral de tout le monde, à commencer par le sien. Tout le monde, en F1, subit des périodes en dents de scie, que ce soit au niveau des performances ou au niveau du moral.

C'est quoi, ta dernière saute de moral?
Ah j'en ai de moins en moins.

Tu fais bien un peu la tronche de temps en temps.
Mais c'est tout à fait normal. Ainsi, après Détroit, on m'a presque reproché de ne pas avoir le moral. Les gens me font marrer! Ils devraient se mettre à ma place. Aux essais: sortie de route. En course: pas de freins, rien qui marche, sortie de route. Et il faudrait sortir de la voiture avec un grand sourire en disant que tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil! Moi, dans ces cas-là, les gens m'em... Si je sors de la route et que la voiture ne marche pas, je ne vais pas leur dire le contraire, je ne vais pas dire que la voiture marche bien et que je suis content.

Et tu maudis la terre entière.
Oui, je maudis surtout ceux qui me reprochent de ne pas avoir le moral. Qu'ils se mêlent de ce qui les regarde!

C'est idiot comme question, mais qu'est-ce que ça fait d'égaler Stirling Moss et même de le dépasser au nombre de victoires?
Le nombre de victoires, c'est très important pour moi. Je t'avoue qu'il s'agit de mon but avoué. Gagner un championnat du monde, c'est très bien: la consécration. Mais pour moi, la vraie consécration, est d'être compétitif toutes les années que tu passes en Formule 1. Etre compétitif, ça veut dire gagner des Grands Prix, être en lice pour remporter le championnat du monde. Je pense que c'est plus important que de gagner un titre et de tomber dans les oubliettes. Etre toujours compétitif, se battre tous les ans pour le championnat, franchement, c'est fantastique. Tu parlais de victoires. Mon objectif est de battre le record de Stewart, qui a gagné 27 Grands Prix. Je n'ai aucune ambition en ce qui concerne le nombre de championnats du monde. J'espère en avoir un, c'est tout.

Cela fait plusieurs années que tu cours après le titre. Ce n'est pas une obsession pour toi?
Non, pas vraiment. C'est un but, mais ce n'est pas une obsession. Ce n'est plus une obsession, disons.

Mais quand-même... Sur le podium d'Estoril, l'an dernier, tu as fais bonne figure. Intérieurement, tu devais être profondément meurtri. Tu bluffais?
Je ne bluffais pas. Les gens ne comprennent pas qu'il y a des choses plus importantes que le fait de faire la gueule. Je fais plus facilement la gueule si je rate une séance d'essais, si j'ai un problème sur mon moteur ou sur ma voiture, parce que je sais que je peux améliorer les choses. A partir de ce moment-là, je me concentre sur le problème et je veux que tout le monde autour de moi se concentre pour améliorer les choses. En revanche, une fois que j'ai perdu le championnat, tout est fini: c'est une question de fatalité. Il n'y a plus qu'à dire: bravo Niki, tant pis pour moi, on a tout de même passé une année fantastique ensemble. Je ne vois pas pourquoi j'aurais fait la gueule pour ça. J'ai gagné sept courses. Je désirais absolument gagner la dernière, pour prouver à tout le monde que sous la pression j'étais encore plus fort que d'habitude et non paralysé par l'enjeu. Et puis pour prouver quelque chose, encore et toujours. C'est ça que j'aime: essayer de me défoncer, d'avancer, de progresser, de passer la vitesse supérieure: faire mieux, en résumé.

Cela étant à 12,5 points prêt, aujourd'hui tu aurait été champion du monda trois fois. Ça n'est pas une frustration terrible pour toi?
Quitte à parler de frustration. Il y a pire. En étant privé de ma victoire à Imola, par exemple, j'ai perdu 12 points d'un coup par rapport à De Angelis. Ça, c'est le genre de frustration qui m'énerve profondément. Comme tu le dis, j'ai perdu trois championnats en trois saisons pour douze ou treize points. Et d'un seul coup, d'un seul, je perds douze points par rapport à un pilote: c'est énorme. Et frustrant. Quant au reste, tout n'est que fatalité. J'ai peut-être perdu un championnat par ma faute, j'en ai peut-être perdu un autre par la faute d'autres personnes: comment savoir? On travaille tous ensemble. On perd tout de notre faute, on gagne tous grâce à tout le monde. Si j'avais gagné le championnat l'année dernière pour un demi-point, j'aurais été le plus beau, le plus grand, et tout le monde aurait dit: c'est pour telle ou telle raison, ou à tel ou tel endroit, que Lauda l'a perdu. On a fait l'inverse pour moi. Il y a un manque de logique certain dans ces explications. Si on raisonne calmement, on se rend compte qu'on ne peut pas tout contrôler dans la course. On est confronté à des concours de circonstances. Une fois que c'est fini, c'est fini.

Tu te rappelles de chacune da tes victoires?
Oui, oui, très bien. Même de mes défaites. Surtout de mes défaites!

Quelle est celle - Je parle des victoires - qui fut la plus belle, qui t'a fait le plus plaisir?
L'une de celles qui m'ont fait le plus plaisir, c'est la première avec McLaren, dans ma première course avec eux, en 84 au Brésil. Celle-là était un peu inattendue. Elle avait un petit goût de revanche, même si je n'aime pas employer ce mot. Elle remettait bien les points sur les i et j'aime beaucoup ça. J'adore remettre les choses en place.

J'étais pratiquement sûr qua tu citerais cette victoire: Jamais tu n'as accueilli un drapeau à damiers avec autant d'exubérance.
C'est vrai, je m'en rappelle bien, cette exubérance je n'y pouvais rien, ça sortait de moi. J'étais tellement content! Mais il y en a beaucoup d'autres qui m'ont fait plaisir: en vérité, toutes m'ont fait plaisir. Pour moi, l'une des plus belles sur le plan pilotage et sur le plan sportif reste celle d'Imola cette année. Comme quoi, dans ma carrière de pilote, j'aurai souvent été frustré! Je dis ça honnêtement, que j'en garde un bon souvenir, et non par ironie. Je disais déjà ça à l'arrivée, avant de savoir que j'étais disqualifié: je venais de remporter l'une de mes plus belles victoires, sinon la plus belle. Souvent on fait des courses absolument magnifiques qui ne rapportent aucun point. Personne ne s'en rend compte. La course est ainsi faite.

Un jour, tu as parlé de te retirer. C'était quoi? Da la lassitude?
J'avoue que j'ai failli m'arrêter après le Grand Prix de France 82. J'ai réfléchi pendant trois jours. Vraiment, les deux premiers jours, j'étais décidé à 100 %: j'arrêtais. J'avais dit à Gérard Larrousse, à cette époque-là, que je pensais le faire. Je me serais arrêté jusqu'à la fin de l'année.

Pourquoi?
Parce que j'en avais ras-le-bol. J'estime que j'ai été complètement blousé dans cette histoire du Castellet - dont je n'aime pas reparler d'ailleurs. Tout s'est ligué contre moi. J'avais tellement l'impression de m'être fait avoir que je n'avais pas envie de continuer. C'est pour moi une blessure qui n'a jamais été cicatrisée. J'ai voulu m'arrêter. J'ai aussi pensé arrêter fin 83, après avoir perdu le titre face à Piquet. Non pas à cause de cette défaite, mais à cause de ce qui s'est passé en rentrant en France. Cela dit, mi-82, c'était plus sérieux que fin 83.

Et l'an dernier? Sept victoires, on ne peut pas espérer beaucoup mieux. L'envie d'arrêter ne t'a pas effleuré?
Pas du tout. J'évolue maintenant dans une ambiance sympathique et décontractée. J'ai l'impression de mener ma barque comme je le veux, à la réserve près que personne ne peut jamais tout contrôler en Formule 1. J'estime, côté performances, que ça se ne passe pas trop mal chez McLaren. Par ailleurs, j'ai maintenant acquis une qualité de vie très satisfaisante, aussi bien à l'Intérieur qu'à l'extérieur de la Formule 1. Ma manière de vivre est désormais beaucoup plus décontractée. La course reste pour moi une passion, mais je vois les choses différemment. Je ressens beaucoup moins durement les échecs, parce qu'il y a moins de pression sur moi. Quand je parle de qualité de vie, cela tient aussi à la manière dont l'écurie McLaren aborde les courses. Après un échec, cette équipe ne remet pas tout en question du jour au lendemain. Le soir de Détroit, par exemple, ma sortie de route ne m'a pas empêché de rire et de plaisanter. Chez McLaren, il y a une manière de voir les choses assez décontractée. Cela ne les empêche pas de bosser autant, sinon plus, que tout le monde. Ne pas remettre tout en question, c'est un gros avantage: le pilote est beaucoup plus libre mentalement, beaucoup plus fort en tout cas.

En ce qui te concerne, un titre en fin d'année paraît beaucoup plue problématique à décrocher cette année que l'an dernier à pareille époque. Pourtant, tu as l'air de moine t'en inquiéter. Comment ça ce fait?
Non, ça ne m'inquiète pas. Si le titre doit venir, il viendra tout seul. Je ne décide pas du jour au lendemain: je veux être champion du monde. Tout le monde parmi nous veut être champion du monde. Celui qui signe chez Minardi ou chez Osella en début d'année. Il a l'ambition de marquer des points, et au fond de lui-même, il nourrit le secret espoir de devenir champion du monde - car nous sommes tous des cinglés. Mon but essentiel est d'être compétitif. Quand tu es compétitif, tu sais que tu vas te bagarrer pour le championnat du monde. Le gagner ou pas? Tu n'y peux rien. Du four au lendemain une équipe peut trouver un "truc" qui lui permettra d'être deux secondes devant tout le monde. Le pilote qui va gagner toutes les courses, tout le monde dira que c'est le roi. Pourtant ce n'est pas lui, c'est sa voiture qui est deux secondes plus vite que tout le monde. En ce qui me concerne, il m'Importe de me battre pour le championnat, et je sais que cette année encore, ce sera la cas.

On a eu tôt fait, après les courses nord-américaines, de parler de démobilisation chez McLaren. Toi, tu contre-dis?
Complètement. Chez McLaren, quand il y a des problèmes, personne ne s'affole. A Detroit, je dirais sans exagérer que nous avons tous levé un peu le pied. Nous avons laissé faire les choses en sachant que cette course ne serait pas pour nous. On pensait peut-être grappiller quelques points, c'est tout. L'essentiel était de garder le moral. Tout le monde l'a gardé. Personne ne s'est arraché les cheveux. Deux jours après, on a fait des essais à Silverstone: on a collé une seconde et demi à tout le monde. Où est la démobilisation là-dedans? Je pense que cette manière de voir les choses est la bonne. Nous aurions tous pu être catastrophés, nous ne l'étions pas. De toute façon, les gens à l'extérieur de l'équipe n'attendent que ça. A peine ils voient une grimace. Ils en déduisent qu'on fait la tronche. Si deux types se croisent sans se saluer, aussitôt on déclare qu'ils sont fâchés. C'est exactement comme ça que les commentaires se font. De la même manière, les gens ont conclu un peu trop hâtivement à la démobilisation de l'équipe McLaren.

Est-ce que tu joues avec ça, la perception que les gens et les médias ont de toi?
Non, je n'en joue pas, je ne fais pas croire des choses fausses. En revanche je ne suis pas dupe. Je vois bien comment les choses se passent, comment elles sont amplifiées ou déformées. Après Montréal on a entendu dire que ça n'allait plus chez McLaren, que l'ambiance s'était détériorée et qu'on se bouffait le nez entre nous. Ma réponse, c'est que j'ai passé trois jours de détente avec Ron Dennis avant Détroit. Est-ce le signe d'une mauvaise ambiance? Les gens disent ce qu'ils veulent. Nous nous entendons bien chez McLaren, c'est l'essentiel.

L'an dernier Ron Dennis souhaitait plus ta victoire au championnat que celle de Lauda. Es-tu toujours son chouchou?
Oui, je crois. Je ne sais pas pourquoi. Je pense qu'il m'aime bien. Ron Dennis est un méconnu. Beaucoup de gens ne l'aiment pas. On le dépeint comme un arriviste, on dit qu'il a mauvais caractère, qu'il n'est pas sympa. En fait, il est tout le contraire: il a beaucoup d'humour, et il est très droit. Très dur, mais très droit. J'aime bien les gens qui ont beaucoup de caractère. Lui, il est comme ça, et John Barnard aussi: très difficile de travailler avec lui. Pourtant nous nous entendons bien. Il est certain qu'ils souhaitaient tous les deux ma victoire au championnat du monde 84, parce que Niki Lauda l'avait déjà remporté deux fois. Ron Dennis aurait eu cette année deux champions du monde dans son équipe.

En quoi est-il difficile de travailler avec Barnard?
Il a ses idées et sa manière de travailler. Il pense tout seul, il travaille tout seul. Certains ingénieurs ne peuvent travailler qu'avec dix personnes autour d'eux. Lui, il ne peut travailler qu'en solitaire.

Qu'est que ça veut dire travailler tout seul? Il ne va pas définir tout seul les réglages d'une monoplace. Après tout, c'est vous qui les conduisez.
Oui, mais au niveau de la conception des voitures, il n'accepte pas vraiment qu'on lui donne des conseils. Quand quelque chose ne va pas, il faut vraiment le pousser beaucoup pour lui faire admettre que ça ne va pas. Une fois qu'il l'a admis, plus aucun problème. Je me régale à parler avec lui. Je crois que je suis aussi un peu son chouchou. Très difficile à travailler Barnard, mais très intelligent et très compétent. Un peu comme tous les ingénieurs de Formule 1, qui sont à mon avis des caractériels.

En matière de mise au point, qui décide: lui ou toi?
En ce qui concerne la mise au point de la voiture, c'est moi à 100 % ou presque. J'aime bien décider. Par sécurité, pour me rassurer, je prends des avis auprès des ingénieurs. Puis je prends la décision. A moins qu'il ne s'agisse d'une décision très difficile et très importante: à ce moment-là, je préfère que nous là prenions en commun. De toute façon, je prends toujours beaucoup de risques en ce qui concerne les choix techniques. Je pense qu'en Formule 1 on est obligé d'en prendre. Nous n'en prenons pas encore assez chez McLaren à l'heure actuelle.

A Imola, vous en avez pris un peu trop. Résultat: ta voiture pas au poids.
Oui, mais là, je ne peux pas leur en vouloir. Premièrement ça n'arrive pas tous les dimanches. Deuxièmement, nous gagnons des courses parce que la voiture est au poids mini. Certaines voitures ne gagnent jamais parce qu'elles sont 20 kg au-dessus du poids. Donc on ne peut pas blâmer McLaren. Ils ont commis une erreur de jugement. Les circonstances ont fait qu'ils se sont complètement loupés. Cela peut arriver une fois dans une année, ça ne devrait d'ailleurs pas arriver dans une équipe aussi professionnelle. Malheureusement on doit accepter que ces choses puissent arriver. Ce fut en tout cas une bonne leçon d'humilité.

Lauda-Prost 84 et Lauda-Prost 85: il y a des différences dans le tandem? A-t-il évolué?
On travaille mieux ensemble pour une bonne raison: personne n'a réussi à nous déstabiliser l'an dernier, donc c'est fini: plus personne ne parle cette année de la rivalité Lauda-Prost. Je dirais qu'au début de l'année nous avons travaillé ensemble d'une manière un peu différente dans la mesure où Niki était beaucoup plus loin, peut-être pas démotivé, mais tout de même un peu moins motivé que l'année dernière à pareille époque. A l'heure actuelle, comme la voiture est plus performante, il va revenir au plus haut niveau, et notre collaboration sera encore meilleure.

Globalement, la grande vedette de ce début de saison a été Ayrton Senna. Beaucoup estiment déjà qu'il est le meilleur. Qu'est-ce que tu ressens quand les gens disent ça? Est-il meilleur que toi?
Qui est-ce qui dit ça?

Beaucoup de monde sur le paddock.
Mais c'est quoi le monde dont tu parles?

Des ingénieurs, des journalistes, des observateurs. Les gens du milieu de la Formule 1. Ils ont des avis, tu sais.
C'est bien.

Alors qu'en penses-tu?
Je te dis, c'est bien. Je voulais savoir qui disait cela. En fait je suis très content de voir que d'autres pilotes prennent un peu la pression qui est sur nous. C'est bien qu'on leur charge un peu le dos de temps en temps. On prétend que Senna est le meilleur? On a dit ça de moi quand je suis arrivé en Formule 1, on l'a dit de Piquet, et d'autres encore. Ce n'est pas du tout surprenant. Les journalistes doivent en trouver un de temps en temps pour renouveler ce qu'ils écrivent. Parfois, j'entends des choses vraiment exagérées. Tout cela est tellement illogique. Ça me fait rire. Que Senna soit un excellent pilote, très doué, l'un des plus fort de sa génération, je ne le conteste pas. Le monter en épingle? Je crois qu'on a fait la même chose pour moi. Je trouve cela dangereux, parce qu'un jour il y a le retour du bâton.

Ces dernières années, tu le sais, tous les "sondages" dans le milieu désignaient alternativement Piquet et Prost comme le meilleur pilote de F1. Maintenant vous partagez la vedette avec un autre lascar. Est-ce que ça t'agace?
Mais ça sert à quoi de parler de ça? De toute façon je ne suis pas jaloux. Ce qui compte à mes yeux, c'est de me sentir bien dans mon équipe, de gagner de l'argent et d'être heureux. Senna est un jeune pilote qui arrive, qui gagne beaucoup moins d'argent que Lauda, que Piquet ou que moi Il va faire parler de lui, pas de doute, mais pour l'instant, il n 'a gagné qu 'une course et il n'a jamais été champion du monde. On le compare à Piquet parce qu'il est brésilien. Je comprends que cela agace parfois Nelson. Moi je m'en fiche. Je commence à prendre un peu de recul. Tout ce battage ne me dérange pas. C'est marrant, je n'ai pas entendu dire que Senna avait commis une erreur à Détroit. C'est le côté subjectif de la chose qui m'énerve, non pas la personnalité du pilote lui-même.

Pourtant je crois que vous n'êtes pas très amis, si j'en crois quelques-unes de tes déclarations. Pourquoi?
Et pourquoi les journalistes cherchent-ils toujours la merde?

Ok, je pose la question différemment: vous êtes amis ou pas?
Nous ne sommes pas amis, non. De toute façon je ne suis pas ami avec beaucoup de pilotes. Je n'ai pas d'atomes crochus avec Senna parce qu'il a fait deux ou trois trucs qui ne m'ont pas plu depuis le début de saison. Mais je n'ai rien contre lui. Quand je le vois, je lui dis bonjour et nous échangeons quelques mots. Je me comporte vis-à-vis de lui comme vis-à-vis d'autres pilotes.

C'est quoi, ces deux ou trois trucs que tu lui reproches?
Des broutilles. A Rio, par exemple, lors d'une conférence de presse, il avait déplacé mon nom de place pour me mettre en bout de table, car il voulait être à côté de Lauda pour les photos.

Peut-être voulait-il faire une plaisanterie?
Ce n'était pas une plaisanterie, il le faisait sérieusement. Nous sommes une grande famille après tout. Il ne faut pas se comporter de cette manière. On le sent très opportuniste, très arriviste. Je sais que cela choque aussi les autres pilotes, nous faisons tous le même métier, il faut bien vivre ensemble et être logique. Mais ça lui passera à mon avis.

Et Piquet? Qu'est devenue ta belle et grande amitié avec lui? L'an dernier il a commencé à te critiquer vertement et ouvertement. Pourquoi?
Nelson est un garçon qui a beaucoup d'humour, il est souvent très caustique. Peut-être tenait-il ces propos par plaisanterie et par jeu, qui sait? L'an dernier, on s'est moins vu, nous étions moins proches. Mais nous sommes toujours très copains.

Oui, mais vous ne partez plus en vacances ensemble, comme au temps de votre bagarre au championnat du monde. C'était un coup de pub?
Pourquoi un coup de pub?

Vous vous disputiez le titre et vous passiez vos vacances ensemble: c'était une belle histoire pour les médias.
Non, ce n'était pas un coup de pub. Nous n'avons pas fait faire de photos et nous n'avons pas convoqué de cameramen. Dire ça, c'est chercher la petite bête. En réalité, ce tour en bateau, ça s'était trouvé par hasard. Nelson me l'avait proposé, nous avions déjà fait du bateau ensemble. Peut-être cela se reproduira-t-il un jour.

Pour en terminer avec le chapitre sur les amitiés, j'ai l'impression que c'est au contact de Jacques Laffite que tu t'es vraiment décontracté. C'est vrai ou c'est faux?
C'est vrai, je suis très ami avec Jacques. Si j'ai changé, je ne sais pas si cela vient de lui ou pas. Nous parlions tout à l'heure de Senna. Tu arrives en Formule 1, tu obtiens une bonne voiture, tu es compétitif, alors tu deviens le dieu et tu es sollicité de toutes parts. On t'invite à des cocktails, à des manifestations, tu fais plein d'interviews. Et puis au bout d'un moment tu te rends compte que si tu veux durer en Formule 1, il ne faut pas t'user. Ne penser qu'à la Formule 1, rester plongé dans le milieu, ça use. Senna, par exemple, va souvent à l'usine Lotus. Moi quand je vais à l'usine chez McLaren, ils sont contents mais il ne faut pas que j'y aille trop souvent, parce que ça les dérange plus qu'autre chose. En fait, il faut prendre un peu de recul. Tu parlais de Jacques, Il a toujours su le faire. Avant je passais toute ma journée sur le circuit, de neuf heures du matin à sept heures du soir. J'avais l'impression d'accomplir un travail extraordinaire. Je me suis aperçu au bout d'un moment que je pouvais repartir du circuit à trois heures de l'après-midi en faisant exactement le même travail. Par contre, cela me permet de me décontracter en allant à la piscine ou au golf. En ce sens, peut-être que l'exemple de Jacques m'a influencé.

Si tu quittes un circuit quand ton équipe travaille encore, tu n'a pas l'impression de déserter?
J'ai en tout cas toujours le sentiment d'avoir oublié quelque chose. Je me culpabilise, je me sens coupable d'être parti trop tôt, de n'avoir pas dit au revoir à tout le monde. Au début de ma carrière, en Formule Renault ou Formule Renault-Europe j'étais en même temps pilote et manager, je m'occupais de mon équipe et j'avais l'impression de régler tous les problèmes. Depuis, j'ai peut-être toujours voulu m'occuper de tout à la fois. Maintenant j'arrive à déconnecter plus facilement. Quand on va quelque part avec Niki, c'est fantastique. Il a beaucoup d'expérience. Quand il dit: on reste une demi-heure, on part à la minute précise où il l'a décidé, quitte à laisser un interlocuteur au milieu de sa phrase. Si on veut durer en Formule 1, on est obligé d'en passer par là.

Combien tu gagnes d'argent cette année?
A peu près quatre ou cinq fois plus que l'année dernière.

Ce qui fait combien?
Ce serait ridicule de dire la somme.

Plus d'un million de dollars?
Oui, c'est plus d'un million de dollars et moins que... je ne sais pas, disons six.

C'est plus de deux?
Je ne veux pas le dire.

C'est plus que Lauda?
Heu... oui, je pense.

Tu n'es pas sûr?
Je ne suis pas certain non. Cela dit, tout additionné, je gagne beaucoup d'argent, c'est sûr. J'ai signé un très beau contrat. Certainement le plus beau contrat de la Formule 1, sur trois ans. C'est passé tellement inaperçu que je m'en étonne.

Eh oui, pourquoi personne n'en a parlé?
Parce que les choses ont été bien faites je crois. Ce n'est pas la peine d'en parler. On me paye pour ce que je représente, pour ma conduite, pour mon travail dans l'équipe. On parle d'argent... C est bien, en fait, qu'on parle d'argent: c est un mythe comme un autre. Encore faut-il rester décent et avoir un peu de pudeur. Malheureusement, les pilotes sont souvent déphasés par rapport à 1 argent. Il y a certaines notions de la vie qu on ne doit pas perdre de vue... et qu'on a tendance à perdre de vue quand on est en Formule 1.

Est-ce que ça t'ennuie qu'on t'appelle "Prostichon"?
Bof, non. Il n'y a plus tellement de choses qui m'agacent, à part les avis subjectifs dont je parlais tout à l'heure. Je crois que je reste logique avec moi-même. Je ne pense pas avoir changé beaucoup depuis mes débuts. C'est ce qui me console.



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